Levianthanologie et subjectologie

On ne dispose hélas pas, en français, de Waiting for Foucault, de trace écrite de la péroraison humoristique qu'avait faite Marshall Sahlins le 29 juillet 1993 à Oxford. Nous allons y pourvoir partiellement ici parce qu'elle manque à la culture française. On sait vaguement depuis quelques années que les Cultural Studies ont essaimé jusqu'à atteindre l'un de leur point d'origine, la France, puisqu'elles se sont abreuvé de ce que les Américains ont baptisé comme French Theory. On sait de plus en plus combien leurs thématiques saturent la plupart des discussions publiques et qu'il suffit de les évoquer pour se donner l'air de faire de la politique. Nous éprouvons depuis les années 2010-2015, l'effet de retour de leur passage aux États-Unis. Or, en les écoutant du point de vue d'un anthropologue américain en 1993 – de celui-là du moins –, lors de l'impact de l'effet de l'aller, nous pouvons les comprendre, et comprendre leur effet hégémonique, par delà un phénomène d'acculturation réciproque. On attendrait des Cultural Studies qu'elles expliquent les différences entre, par exemple, les histoires coloniales américaine et française effectivement très différentes. Mais c'est plutôt leur homogénéité qui frappe. C'est qu'elles ne sont en rien historiques. Il y a tromperie sur la marchandise. 

Sahlins explique très précisément pourquoi. Il était bien placé pour ce faire puisque, comme anthropologue, la notion de culture était son objet. Objet que, le long de sa carrière, il aura trituré en partant de la queue de comète, mais en la quittant assez vite, du marxisme mécaniste s'échinant à y trouver un Trésor de la Sierra Madre propre à évaluer les sociétés. Ce fut effectivement le cas avec la loi de son maître, Leslie White, qui ramassa une loi universelle de l'évolution des sociétés en une formule quantitative assez drôle : P = ET, où P est la quantification des produits produits (!), E l'énergie consommée par habitant et T une variable temporelle. Chemin historique faisant, Sahlins est donc passé du positivisme anthropologique le plus ambitieux au relativisme le plus plat des histoires qu'on se raconte, les narratives dont les héros prédisposés seraient les natives, oints de la sacralité des premiers concernés. Pour ne plus parler en surplomb, il faut désormais parler situé. Or, ce passage apparent de l'objectivisme le plus éloigné aux subjectivismes les plus prégnants n'est ni un progrès ni une régression, mais la continuation d'un même simplisme moderne et postmoderne. Écoutons-le en français :

 

 

« comme à la limite de la mer un visage de sable. »,

 derniers mots des Mots et les Choses
 

Le cadavre des baleines blanches : 

de la leviathanologie à la subjectologie,

et réciproquement.

L'opposition entre l'homme et la ville, entre les intérêts privé et politique, est déjà présente dans les écrits classiques ; dans quelques dialogues de Platon comme dans de nombreux passages de Thucydide. Chez Thucydide l'opposition repose notablement sur le fondement d'une nature humaine égoïste menée par les désirs de gloire et de victoire. Le dualisme sociologique simpliste de cette polarité entre l'individu et la société, le sens de leur relation réciproque transparente et immédiate était, lui aussi, destiné à un brillant avenir historique. Les individus en particulier et la société en général se confrontent réciproquement dans un espace social vide, comme s'il n'y avait ni institutions, ni valeurs, ni relations de caractères divers pour les lier ou les différencier. Ce vieux simplisme demeure avec les contraintes sociétales plus récentes et plus avancées que sont les notions d'interpellation althussérienne ou du pouvoir foucaldien. Il est vrai qu'elles apportent des structures de médiation, mais seulement pour leur assigner la fonction singulière qui consiste à transmettre l'ordre vaste de la société dans les corps individuels.
 

Le long du chemin de la modernité, comme cela s'était produit aux débuts de la chrétienté, le dualisme classique entre individu et société aura absorbé une lourde charge morale, menant à un conflit quasiment inconciliable. Périclès pourrait avancer raisonnablement que les individus parviendraient au plus grand bonheur en se soumettant au bien public. Dans la version chrétienne, toutefois, la ville terrestre n'était plus Athènes, mais la résidence dévolue au pécheur intrinsèque qu'est l'homme, laquelle devint par conséquent la valeur absolue de la société en tant qu'instrument de répression providentiel. Pour Saint-Augustin le contrôle social des corps indisciplinés – celui de l'enfant par le père comme celui du citoyen par l'État – était la condition nécessaire de la survie humaine dans le monde méprisable des plaisirs solitaires adamiques. Sans cela, les hommes se dévoreraient comme des bêtes. Pour une traduction mythico-philosophique de la même chose, voir Hobbes. Pour une version sociologique moderne, Durkheim. L'homme est double selon Durkheim, double et divisé : composé d'un moi intellectuel et spermatiquement moral [moral cum (!)], reçu par la société, qui doit lutter pour mettre en échec un moi égocentrique et sensuel essentiellement pré-humain. Mais Durkheim n'est pas réellement moderne. Son idée d'un homme mi-ange mi-bête est archaïque.
 

La moderne est la philosophie la plus impérialiste, celle qui cherche à englober un des côtés de l'ancienne philosophie dans l'autre : soumettant l'individu à la société ou bien supposant la société dans l'individu, jusqu'à ce qu'à la fin un seul des deux côtés de la paire acquière une existence indépendante. Soit la société n'est rien de plus que la somme des relations entre les entreprises individuelles, comme Jeremy Bentham ou Margaret Thatcher le voudraient ; soit les individus ne sont rien de plus que les personnifications du grand ordre social et culturel, comme l'avancent certaines théories progressistes de la construction de la subjectivité par le pouvoir, qui mènent le sujet à sa mort. Le développement du capitalisme et ses mécontentements ont donné au vieux dualisme anthropologique un autre tour de vis, spécifiquement politique et, à certains égards, dialectique. La gauche et la droite se poussent réciproquement vers les argumentations les plus extrêmes et les plus complémentaires du déterminisme individuel et culturel. À droite, la théorie du choix rationnel et d'autres branches de l'individualisme radical : toutes cherchent à résoudre les totalités sociales dans les projets des fabriques de soi-même individuelles. À gauche, les concepts de superorganisme culturel et d'autres sortes de leviathanologie : les notions draconiennes de mastodontes culturels autonomes dotés de pouvoirs propres, aptes à fabriquer les sujets individuels.
 

L'individualisme radical est la conscience de soi de la société bourgeoise ; la leviathanologie est son cauchemar récurrent. En supposant que les valeurs effectivement originaires de la société, comme fins et moyens des actions utilitaires, sont attribuées aux sujets, l'individualisme radical supprime le social et le culturel en tant que tels – ontologiquement comme dit Louis Dumont. Inversement, la leviathanologie se dispense du sujet en tant que tel, puisque il ou elle personnifie simplement les catégories de la totalité socio-culturelle, et que ses actions appliquent les lois du mouvement selon son indépendance. La célèbre idéologie libérale de la main invisible héberge déjà ces anthropologies antithétiques par leur obéissance commune au grand mécanisme social objectif qui a mystérieusement transformé le bien que les gens ont fait pour eux-mêmes en bien-être pour la nation. Mais le Laissez-faire [en français dans le texte] inclut sa négation. Et si Adam Smith et Cie peut avancer la liberté de l'individu à se livrer à sa propension naturelle à l'échange et au troc ; sur le fondement de ce qu'un bien social devrait automatiquement s'ensuivre, le critique du capitalisme le contredit en rendant visible le Grand Moloch auto-subsistant et son pouvoir d'englober et de conjurer les comportements individuels sous son pouvoir et son contrôle. Ainsi Marx écrivait-il dans la préface du Capital : "(...) il ne s'agit ici des personnes, qu'autant qu'elles sont la personnification des catégories économiques, les supports d'intérêts et de rapports de classes déterminés. Mon point de vue, d'après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et de son histoire, peut moins que tout autre rendre l'individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu'il puisse faire pour s'en dégager."
 

Au début du XXe siècle, l'anthropologie "superorganique" de Kroeber et White envisageait véritablement un grand critère culturel, comme si les gens étaient piégés dans le ventre d'un corps qui mène sa destinée propre. "Voyons maintenant le mastodonte... c'est un roi qui fait la fierté de tous les enfants." C'était là la source première du sens effrayant que prit la culture comme prescription autoritaire des conduites : et spécialement pour la conduite de soi-même, comme dans les prétendues cultures de pauvreté ou les "cultures traditionnelles" qui empêchent les "peuples sous-développés" d'être aussi heureux que nous. Mais les discours leviathanologiques plus avancés d'Althusser ou de Foucault sont, eux aussi, pourvus des caractéristiques de leur ancêtre terrifiant avec l'emploi d'un sens pervers de la répression sans contradiction dans leurs constructions de subjectivités sans finalité [without agency].
 

Foucault spécialement. La main invisible, cette justification la plus géniale selon laquelle le vieux fantôme sacré contrôlerait en tout la culture dans son entier, aurait pu incarner la vision omnipotente [pancratic] du pouvoir selon Foucault. Ce pouvoir est aussi irrésistible qu'il est fort de son ubiquité, le pouvoir émane de partout et envahit tout le monde, il sature les choses du quotidien et, de là, il se transmet dans les corps, les perceptions, les connaissances et les dispositions des gens. De nombreux critiques en conviennent, l'effet théorique de cette vision n'en est pas seulement "une surestimation de l'efficacité du pouvoir disciplinaire", mais aussi "un appauvrissement de la compréhension de l'individu qui ne peut plus s'appuyer sur ses expériences, qui fuient royaume du corps « docile »[en français dans le texte]" (L. McKay). Foucault a nié qu'il était structuraliste, et avec raison, puisque tout ce qu'il demeure du structuralisme dans sa problématique est son évitement des finalités humaines [human agency]. Sa position est véritablement "post-structuraliste" dans la mesure où il dissout théoriquement les structures – la famille, l'école, les hôpitaux, les philanthropies, les technologies, etc. – pour les transformer en effets de discipline et de contrôle. Tel est le bain acide de la sagesse fonctionnaliste classique, il réduit la substance effective de l'institution aux finalités et conséquences qu'elle conjecture. Sa résolution du problème par le dualisme simpliste opposant individu et société est, elle aussi, classique. Tout finit vraiment avec le retour de l'individu réprimé – avec la subjectologie.
 

Car avec cette dissolution des ordres culturels transformés en effets subjuguants, la seule chose qui tient encore debout, la seule chose qui demeure substantiellement dans l'analyse, c'est le sujet dans lequel ces totalités ont été interpolées – ou le sujet ainsi interpellé. L'effet en est vraiment ironique puisque le projet originel de la leviathanologie, censément opposé à l'individualisme radical, consistait à réduire à rien le sujet individuel. Mais ce qu'il en résulte, toutes les structures ayant été effacées en tant qu'elles-mêmes en faveur de leurs effets instrumentaux, c'est que le sujet est la seule chose qui demeure, avec ce que lui est attribué comme finalités [agency] ou comme efficience. D'où le retour de la véritable métaphysique du sujet que l'analyse avait l'intention de nier. Soudain voilà les journaux intimes remplis de toutes sortes de sujets, de subjectivités et de soi, donc avec une anthropologie de forme allégorique, les voilà qu'ils nous racontent les formes et les forces culturelles selon les termes abstraits de personnes collectives. Ce qui a pris la place des structures, c'est une nouvelle galerie de personnages, y figurent au générique les sujets bourgeois, les sujets nationaux, les sujets postmodernes, les sujets capitalistes à l'ancienne, les sujets coloniaux, les sujets postcoloniaux, les sujets postcoloniaux africains, sans oublier "l'aisément reconnaissable sujet blessé par l'État libéral moderne". Il y a aussi le soi cartésien et le soi mélanésien, le soi néo-libéral et le soi subalterne, plus tout une population de subjectivités : globalisées, hybridisées, créolisées, modernisées, marchandisées et autre chosisées [other-wized]. C'est un bien brave nouveau monde [Brave New World est le titre de la dystopie d'Adlous Huxley rendu en français par "Le Meilleur des mondes"] qui peut contenir de telles personnes. De même que dans les anciennes mythologies les forces cosmiques apparaissaient sous des aspects anthropomorphes, désormais, dans les pages des revues universitaires ces personnifications abstraites des macrocosmes culturels se pavanent de leur heure de gloire et frétillent sur la scène... pour faire quoi, exactement ?
 

Si elles ne font pas rien, on ne voit pas bien ce qu'elles font pour autant. Il y a parfois des thèses infatuées, comme celle selon laquelle un certain "sujet socialiste tardif" serait, selon un article de Public Culture, la "source" et la "logique interne" de l'effondrement de l'Union soviétique. Ou bien des promesses curieuses, comme celles de praticiens de la "théorie sociale progressive" soucieux "du statut et de la formulation du sujet, de l'implication d'une théorie du sujet envers une théorie de la démocratie." Mais il est difficile de voir à quel point de tels soucis envers le sujet pourraient compenser les formations et les dynamiques historiques dont il est la figure anthropomorphe. Tout ce qu'on obtient ce sont les sujets postcoloniaux qui résistent (mais en quel sens précis ?), les sujets coloniaux qui sont disciplinés et réprimés (encore une fois, en quel sens ?), les sujets bourgeois qui sont aliénés ou blessés (comme vous et moi ?) ou autre chose qui marchandise (quoi ?) ou consomme (quoi ?), des sujets nationaux qui s'identifient (à quoi ?), ou encore d'autres personnalités tautologiques.
 

L'invocation liturgique du "sujet à positions multiples" ne fera pas beaucoup mieux. Soit la multiplicité se résout en un pur individualisme, puisque en principe il y aurait autant de positions du sujet qu'il y a d'individus ; soit il duplique la leviathanologie en général en générant une école de baleines, une collection de personnes collectives, essentialisées, plutôt qu'une seule mais géante. Dans les deux cas la leviathanologie s'achève dans la tautologie par laquelle l'individualisme radical avait commencé : avec un sujet abstrait et idéal possesseur de tout le royaume des fins sociales sous la forme des finalités privées qui sont propres à elle ou à lui. Si, théoriquement, tous les maux sont censés relever de la culture, de l'essentialisation, de la totalisation et de leurs semblables, ils ont tous été transférés à ce pauvre schnock.

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